12.
Je suis à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes depuis deux semaines et demie maintenant. Tous les jours le facteur vient mais je ne reçois aucune lettre de Jessica. Et tous les jours je demande au Dr Nevele si y a une lettre pour moi et il me répond non.
Ce matin j’étais assis devant la table où nous jouons des fois à des jeux dans mon aile. J’étais en train de fabriquer monsieur Tête de Patate. Il était en pâte à modeler, pas en vraie pomme de terre comme à la maison. J’étais en train de lui mettre un nez quand Mme Cochrane est entrée en disant qu’elle avait une grande nouvelle.
— J’ai de très bonnes nouvelles ce matin, qu’elle a dit en souriant vraiment très faux-jeton. La nouvelle piscine est terminée. À partir d’aujourd’hui, tous les pensionnaires des Pâquerettes pourront y aller, quand ce sera leur tour. On a fait un emploi du temps et figurez-vous que nous sommes dans le tout premier groupe ! Pour de la veine, c’est de la veine, non ? Dès que nous aurons fini le petit déjeuner, nous irons nager !
Tous les enfants ont crié : « Ouah, super ! »
Sauf un. Moi. Je suis resté à faire mon monsieur Tête de Patate. Je lui ai mis un autre nez, un grand comme celui du Dr Nevele, sauf qu’il avait pas de poils à l’intérieur comme le sien, ce qui me rend malade tellement c’est dégoûtant, pour ne rien vous cacher.
Le premier jour à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes, on m’avait parlé de cette nouvelle piscine en construction et des fois, j’entendais des bruits, c’était très loin dans les sous-sols. Avant, on mettait tous les enfants dans un car pour les emmener nager à l’YMCA[2]. Je déteste l’YMCA, je voudrais pouvoir la tuer. (Une fois l’oncle de Shrubs a payé l’inscription à l’YMCA pour Shrubs et moi pendant un an. C’est un goy. Comme la maman de Shrubs. Je ne suis allé à l’YMCA qu’une fois parce qu’elle me file les trouilles. Y a des croix partout et des images de Jésus-Christ sur tous les murs et j’ai vu dans les douches que tous les hommes avaient un zizi à manche longue.)
— Bien sûr, nous devons tous nous conduire comme des anges, disait encore Mme Cochrane. Si nous voulons avoir le droit d’aller à la piscine. Nous ne pouvons pas envoyer les garnements à la piscine, n’est-ce pas ? Ce serait injuste pour les autres enfants, ceux qui font un effort pour se tenir bien.
J’ai ajouté encore un nez à monsieur Tête de Patate.
Manny a dit qu’il voulait pas aller se baigner pasqu’il avait pas de maillot et Mme Cochrane a dit que des costumes de bain seraient mis à notre disposition. Ça voulait dire qu’on nous prêterait des maillots. Tous les enfants ont crié « hourra ! » sauf Howie qui se curait le nez. Je l’ai vu. (J’aime bien me curer le nez de temps en temps pasque j’aime bien les loups. Je les roule et je les jette. À l’école, des fois, je suis assis à côté de Marty Polaski et y se cure le nez et y me montre et y se met à chanter Qui est-ce qui a peur du grand méchant loup ? Il est fort pour les blagues, il est rigolo, mais c’est un garnement.)
Tous les enfants de notre aile étaient en train de sauter et de danser en chantant : « On va à la pisci-neuh ! On va à la pisci-neuh ! »
Sauf moi. Alors Mme Cochrane s’en est aperçue et elle est venue vers moi et elle a regardé monsieur Tête de Patate. Il avait plus que des nez.
Quand tout le monde a été habillé on est allé au petit déjeuner. Y avait des œufs au plat avec les jaunes qui faisaient comme des yeux. J’étais assis à côté de Robert. Il pleure tout le temps. Alors je lui ai dit :
— Eh ! Robert ! Regarde un peu ça. On dirait que cet œuf c’est ton œil, d’ac ?
Il a dit d’ac et j’ai planté mon couteau dans le jaune qui a coulé sur toute l’assiette. Et il s’est mis à pleurer. Alors je lui ai donné un coup de poing dans la bouche et il a aspergé Mme Cochrane de céréales. Elle en avait partout. Elle s’est fichue vraiment en rogne et elle m’a attrapé la main à travers la table, c’était un poing. Et j’ai tiré et mon poing s’est écrasé sur mon assiette et l’a cassée en morceaux. Un morceau a frappé la figure de Robert qui s’est mis à hurler. Tout le monde s’est retourné vers nous pour voir ce qui se passait. Alors je me suis levé sur ma chaise et j’ai commencé à marcher sur la table, dans les assiettes de tout le monde et j’ai renversé les carafes d’eau. J’ai balancé un bon coup de pied dans mon verre de jus d’orange et il a valdingué à travers toute la salle et il est allé frapper Rudyard dans le dos. Il s’est retourné, il m’a vu, mais il a rien dit.
Mme Cochrane s’est levée et m’a attrapé par la ceinture en criant à un employé de la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes qui était à la table d’à côté de venir l’aider. Et le monsieur s’est levé et il est venu me prendre alors je lui ai donné un coup de pied dans le ventre et il m’a pris les bras et me les a tordus et je pouvais plus bouger et il me serrait vraiment fort. Il m’a emporté de la salle à manger. Mme Cochrane est venue aussi.
Quand on est arrivé au bureau du Dr Nevele il y avait déjà quelqu’un dedans, la porte était fermée alors l’employé m’a fait asseoir sur le banc et m’a tenu très serré. Mme Cochrane a frappé à la porte et elle est entrée dans le bureau. J’ai essayé de mordre le monsieur mais il a tiré si fort sur mes bras que j’ai cru qu’il allait les casser. Je pouvais plus bouger. Et puis Mme Cochrane est sortie du bureau et elle avait la figure rouge. Juste derrière elle venait une dame. J’ai arrêté d’essayer de mordre l’employé. J’ai regardé la dame et elle m’a regardé. Je ne savais pas quoi faire. C’était la mère de Jessica.
Elle me regardait comme si elle était paralysée, gelée sur place, comme si j’étais un monstre. Et puis elle a regardé ailleurs sans dire un seul mot et j’ai vu qu’elle tremblait.
Le Dr Nevele est sorti, il a posé la main sur son dos et elle l’a regardé lui et puis moi et lui a fait oui avec la tête et elle est partie. J’ai rien fait du tout. L’employé m’a lâché et le Dr Nevele m’a dit d’entrer dans son bureau. Il était en colère.
— Bon, que se passe-t-il, cette fois ? qu’il a demandé.
— Rien.
Il a sorti un tas de papiers d’un tiroir de son bureau mais ils lui ont glissé des mains et sont tombés par terre.
— Merde, il a dit.
— Faut pas dire des gros mots, docteur Nevele, j’ai dit, moi.
Il a ramassé les papiers un par un, mais il y en avait deux attachés ensemble par un trombone qui restaient par terre sous le bureau. Lui ne les voyait pas mais moi si. Je les ai touchés avec ma chaussure.
— Bon, il a dit, qui a commencé cette fois-ci.
— Moi, j’ai dit.
— Que s’est-il passé ?
— Rien. Est-ce que je peux aller en Salle de Repos ?
— Non, qu’il a dit. Pas question. Chaque fois que tu as la moindre contrariété tu files dans cette fichue Salle de Repos écrire sur le mur au lieu de te confier à moi. Peut-être que si je t’empêche d’aller là-bas tu me parleras.
— Docteur Nevele, que je lui ai dit, jamais je vous parlerai, jamais.
Et je m’ai levé et j’ai été jusqu’à sa bibliothèque et j’ai posé ma main dessus comme si j’allais encore la fiche par terre. Mais il m’a repoussé sur le fauteuil et il a sorti la ceinture. Il l’a mise autour de moi lui-même cette fois, et il l’a serrée très fort. J’ai essayé de la desserrer, elle me pinçait.
— Laisse-la ! qu’il a hurlé.
J’ai eu peur. Je l’avais encore jamais entendu crier.
— Tu vas rester ici mon garçon ! Et réfléchir un peu à tout ça.
Et puis il est sorti du bureau. Et j’étais seul.
J’ai pensé à une fois où on était allé à Frankfort, dans le Michigan, avec mon papa et ma manman et mon grand frère et puis on était allé au Crystal Lake pour nager sauf que moi je voulais pas pasque je savais pas mais on y est allé quand même. Mon papa m’avait mis une ceinture de sauvetage qui était froide et toute mouillée pasque quelqu’un s’en était servi avant moi, c’était orange avec des boucles qui m’ont pincé le nombril quand il les a fermées. Je pleurais, j’arrêtais pas de pleurer. Y m’a ramassé et il a dit : « Ça suffit fiston, tu veux donc que tout le monde sache que tu ne sais pas nager ? » Et il m’a fait honte. Mon père m’a emporté dans l’eau. Il m’a emporté tout au bout là où c’est profond, là où j’ai pas pied où y a de l’eau au-dessus de ma tête. J’ai crié : « Me lâche pas, s’il te plaît, me lâche pas ! » et il a dit : « Je ne te lâcherai pas, voyons. » « Je veux sortir ! Je veux sortir ! » je hurlais. « S’il te plaît ! » Mais non, y ne voulait pas. Il m’emmenait encore plus loin. Et puis il a commencé à me mettre dans l’eau. « Non ! » que j’ai encore hurlé mais il a commencé à me lâcher. II a dit : « Tu n’as pas à t’en faire, tu as une bouée, une ceinture de sauvetage ! » Et il m’a lâché. J’ai essayé de m’accrocher à lui, de m’agripper mais il m’a dit : « Eh, attention avec tes ongles ! » « Non, papa ! Non ! » je hurlais. « Je vais me noyer ! Je vais me noyer ! » Mais ça ne l’a pas empêché. Il m’a lâché et d’un seul coup je voyais plus rien. C’était monté au- dessus de ma tête et j’avais commencé à couler et il faisait un froid terrible dans mes oreilles et je voyais plus rien et j’entendais plus qu’un gros bruit comme un train qui passe. J’ai voulu respirer mais il m’est entré que de l’eau et je m’ai mis à étouffer. Et puis il m’a repris. Je toussais, je toussais, j’arrivais pas à m’arrêter de tousser. Je l’ai tapé à coups de poing en criant, criant. En criait si fort que j’entendais rien d’autre. « Tout va bien, fiston », il me répétait dans l’oreille. « Tout va bien, tout va bien. » Mais c’était pas vrai. Alors il m’a ramené au bord, mais je m’ai dit quelque chose à moi-même. Dans ma tête. J’irai plus jamais nager, plus jamais.
Le Dr Nevele est revenu. J’avais enlevé la ceinture. Je l’avais enlevée tout seul. Y s’en est même pas aperçu.
— Tu sais, Gilbert, il m’a dit, on vient de terminer la nouvelle piscine. Mais si tu continues à te comporter aussi mal je t’interdirai provisoirement d’aller te baigner avec les autres. C’est ça que tu veux ? Que je t’interdise la piscine ?
Alors je suis allé jusqu’à son bureau, j’ai pris tous les papiers qu’étaient dessus et je les lui ai jetés à la figure et j’ai couru jusqu’à la fenêtre et j’ai cassé un carreau d’un grand coup de poing et j’ai hurlé :
— Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi !
Le Dr Nevele m’a attrapé.
— Bon, c’est complet ! J’en ai par-dessus la tête. Vas-y dans ta fichue Salle de Repos ! Vas-y ! Mais tu seras privé de piscine, tu m’entends ! Tout le monde ira à la piscine sauf toi ! Allez, disparais, sors d’ici !
J’ai tendu la main pour ramasser sous son bureau les papiers qui étaient tombés. Vite vite je les ai mis dans ma poche et j’ai été dans la Salle de Repos.
Je m’ai assis dans un coin et j’ai taillé mon crayon avec mes dents pour écrire. Ça m’a fait la langue toute noire. J’ai pensé aux affiches oùsqu’on met du crayon sur les dents des dames pour faire croire qu’elles en ont plus…
La porte s’est ouverte. C’était Rudyard, il m’a regardé dans le coin et il a mis un doigt contre sa bouche pour faire chut ! Il est venu s’asseoir en face de moi, dans l’autre coin, tourné vers le mur.
— Le Grand Salut ! qu’il a chuchoté.
Et puis il a mis sa main sous son menton, comme ça, et il a gigoté ses doigts pour faire la barbichette.
Je le regardais.
— Le Grand Salut, il a répété de nouveau, et il l’a fait.
Et puis il a soupiré un peu comme ça et il m’a dit :
— C’est le Grand Salut, Gil (et il l’a refait), c’est juste pour que tu le connaisses.
Il s’est appuyé en arrière contre le mur, il a fermé les yeux et il les a rouverts. Par-dessus ma tête, il regardait mon mur.
— Quelle jolie écriture, il a dit. Et puis les lignes sont très droites, aussi.
Je me suis levé d’un bond et je me suis mis devant le mur en hurlant :
— Non ! Y faut pas que tu regardes, Rudyard, c’est à moi, c’est privé !
— Même un tout petit peu ?
— Non !
Il a tourné le dos au mur en disant :
— D’ac Gil. Cochon qui s’en dédit.
— Et n’écris plus dessus non plus, le Dr Nevele a dit qu’y avait que moi qui peux écrire dessus.
Il s’est tourné de nouveau.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire que je n’écrive plus dessus ?
Je lui ai montré l’endroit où c’était pas mon écriture, où il avait écrit Il voulait voir s’envoler les minutes.
— C’est pas moi qui ai écrit ça, il a dit.
Il mentait pourtant, pasque je savais que c’était lui qui l’avait écrit, je le savais. Et puis j’ai vu qu’il avait quelque chose de passé dans sa ceinture et je lui ai demandé ce que c’était. Il m’a dit que c’était de la sauce piquante pour mettre dans la bouche des enfants fous qui mordent pour leur apprendre à ne plus mordre. J’ai déjà vu ça à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes. C’est comme sur une petite éponge et ça brûle la bouche des enfants et alors ils ne mordent plus. Ils poussent des cris. Mais jamais j’avais vu Rudyard s’en servir. Je lui ai demandé pourquoi y s’en sert pas.
— J’aime pas les plats épicés, il a dit.
Et puis il a plus rien dit et moi non plus. On est simplement restés assis, comme ça, sur le plancher, sans rien dire. Et puis il s’est levé pour partir.
— Où tu vas ? j’ai demandé.
— Nulle part, il a répondu.
Et il a traversé le vestibule pour aller dans une pièce spéciale qui est là et qu’on appelle Salle de Thérapie Ludique où on emmène les enfants pour que les docteurs les regardent jouer avec tous les trucs qui sont là et écrivent des choses sur leur carnet. Moi j’étais jamais allé dedans. J’ai suivi Rudyard.
Il avait laissé la porte ouverte alors je suis entré. Il était assis sur une chaise au milieu de la pièce et tout autour de lui il y avait des choses pour jouer sauf qu’elles avaient pas l’air tout à fait normal. Il y avait une grosse maison de poupée avec des gens en bois à l’intérieur, il y avait une manman, un papa et même un petit chien. Il y avait une boîte avec d’autres personnes de bois dedans, il y avait un docteur et une infirmière, et un policier et un facteur. Rudyard était assis, les mains repliées sur les genoux, il ne disait rien. Il était seulement assis sans rien dire.
J’ai pris le petit facteur de bois dans la boîte et je l’ai assis sur mes genoux et il m’a dit que Jessica allait très bientôt m’écrire des lettres et qu’il me les apporterait alors que j’avais pas à m’en faire.
— D’ac, j’ai dit, je m’en fais pas.
— Moi si, a dit Rudyard.
— Je te parlais pas à toi.
— Tant mieux, il a dit, pasque moi je te parlais pas à toi non plus.
— À qui tu parlais ?
— À moi-même, a dit Rudyard.
Et il a levé sa main devant ses yeux et il s’est mis à gigoter les doigts.
— Fais pas ça, je lui ai dit pasque ça m’énervait.
Il fait comme un dingue des fois et ça ne me plaît pas. Mais y s’est pas arrêté. Il l’a fait encore plus. J’ai reposé le facteur et je suis allé jusqu’à lui et je lui ai attrapé la main pour qu’il arrête de gigoter les doigts.
— Fais pas ça !
— Oh, il a fait, c’était donc à moi que tu parlais ?
Je suis allé à la maison de poupée et j’ai ramassé la manman. Et puis je l’ai reposée et j’ai ramassé le petit garçon. C’était moi. Il allait au cabinet. Il avait de la pleurodynie pasqu’y ne voulait pas aller à la piscine, y voulait pas nager.
Et puis Rudyard m’a dit :
— Je crois que j’ai besoin que tu me rendes un service, Gil.
— Quoi donc ? j’ai demandé.
Le petit garçon de bois sortit du cabinet et alla dans le salon, seulement y pouvait pas regarder la télé pasqu’il avait pas pris son bain avant Popeye.
— Je me demandais si tu voudrais bien m’aider. Y faut que j’aille nager aujourd’hui mais j’ai un peu peur, c’est tout.
— T’es qu’une mauviette, je lui ai dit.
— Merci, a dit Rudyard. T’as raison, d’ailleurs j’ai peur de plusieurs choses. La mort et nager. C’est pour ça que je suis ici. Normalement, en ce moment, je devrais être en train de mourir à la piscine.
— C’est pas vrai, je lui ai dit.
Y mentait, mon vieux. C’est un grand, il avait pas peur. Y mentait.
— Si, il a dit.
Je lui ai jeté le petit garçon de bois en criant :
— C’est pas vrai, c’est pas vrai ! T’es qu’un menteur ! Tu mens, salaud ! Y a que les mauviettes qu’ont peur de nager, que les mauviettes !
Mais Rudyard il a rien dit. Y s’est seulement levé pour ramasser le petit garçon de bois sur le plancher et il l’a tenu dans sa main. Il l’a tenu dans ses deux mains.
Pour commencer on passe par le vestiaire avec des casiers métalliques. Les casiers sont plus petits que ceux de l’école mais ils font beaucoup plus de bruit quand on les claque, comme des canons dans ma tête. Tous les enfants courent dans tous les sens en criant et en se battant et ça me fait très peur. On te donne une serviette mais elle est pas douce comme à la maison, elle me gratte. Y faut se déshabiller devant tout le monde. On te refile un maillot mais c’est pas le tien et on t’envoie aux douches qui sont une grande salle très chaude et pleine d’autres enfants que tu ne connais pas et le jet d’eau est si fort qu’il te pique et la salle sent l’odeur des gens tout nus.
Ensuite tu dois traverser l’entrée pour aller à la piscine. Il fait très froid et le sol est glissant. Je suis tombé. Tout le monde s’est moqué de moi mais Rudyard est venu et m’a ramassé et il les a regardés et ils ont tous arrêté. Et puis il m’a tenu la main et on est entré dans la piscine.
Il m’a mis un truc comme une bouée recouverte de tissu. Il s’en est d’abord mis à lui, comme une seule était trop petite, il en a attaché deux ensemble et il se les est mises. C’était marrant. Si j’avais pas eu tellement peur, j’aurais ri. Mais avant de m’en mettre une, il a pris la boucle et il a soufflé dessus et il l’a frottée dans ses mains.
— Je déteste quand ça fait froid, il a dit.
Et puis il me l’a mise et a fermé la boucle. Et c’était pas froid.
Y avait plein d’autres enfants dans la piscine. Ils sautaient dans l’eau en faisant des éclaboussures partout et en criant très fort sans arrêt. Rudyard m’a regardé et il m’a tendu la main. Il m’a pris la main et on a marché tous les deux jusqu’au petit bain. C’était très froid. J’ai failli hurler. Mais Rudyard a hurlé avant moi. Il hurlait :
— C’est trop froid !
Et y voulait pas entrer.
— Rudyard, je lui ai dit, les autres vont penser que t’es qu’un bébé.
Et il m’a regardé et il m’a dit qu’il s’en fichait de ce que les autres pensaient. Sauf moi. Moi ça l’intéressait. Alors je lui ai dit :
— On pourrait quand même y aller là où on a pied.
Et on y est allé.
On était debout dans le petit bain, y avait plein d’enfants qui éclaboussaient tout autour de nous.
Rudyard les a engueulés et y z’ont arrêté d’éclabousser. Il a crié que l’eau lui faisait très peur. Il leur a dit d’aller éclabousser ailleurs, et ils sont allés dans un autre endroit de la piscine. Y s’en fichait même si les autres pensaient qu’il était un bébé. Et moi j’étais content qu’il les aye fait partir.
— Qu’est-ce que t’en penses ? y m’a demandé en montrant vers le milieu de la piscine, tu crois qu’on essaye d’y aller ?
J’avais peur, seulement il avait peur aussi.
— Je suis trop petit, j’ai dit. C’est trop profond pour moi.
— Bon, ben, si je te prenais dans mes bras tu ne serais pas trop petit et moi j’aurais moins peur pasque tu serais avec moi.
Je l’ai regardé. Il a mis très doucement ses mains autour de moi et puis il m’a soulevé et il m’a tenu bien serré.
— Serre-moi fort, il a dit, pour que j’aye pas peur.
Et je l’ai serré très, très fort. Et on est allé dans le grand bain.
Tous les enfants criaient si fort qu’on entendait rien. Et puis d’un seul coup Rudyard s’est mis à crier aussi. Il criait :
— J’ai peur ! J’ai peur !
Mais personne ne pouvait le comprendre que moi, avec tout ce bruit. Alors j’ai fait quelque chose. J’ai dit :
— N’aye pas peur, Rudyard. Je suis là.
Et il m’a serré comme ça, comme un câlin. L’eau m’arrivait au ventre.
— Des fois ça m’aide de crier, il a dit. Quand j’ai peur. Je m’en fiche qu’on m’entende ou pas. Ça m’aide quand j’ai peur.
Et il m’a encore serré.
— Serre-moi un peu plus fort, Gil. Ça m’aide ça aussi.
Et je l’ai fait. L’eau m’arrivait à la poitrine.
Quelqu’un a lancé une balle et Rudyard l’a reçue en pleine figure. Il s’est mis dans une vraie rogne et a hurlé au garçon qui l’avait lancée de la prendre et de fiche le camp. Le gosse a eu très peur de Rudyard. Je l’avais jamais vu dans une telle colère.
— Je me fiche vraiment en rogne quand j’ai peur, il a dit. C’est tout le monde pareil. Des fois, les gens le savent même pas. La prochaine fois que tu seras terriblement en rogne, penses-y. Peut-être que tu découvriras que tu as peur de quelque chose, tu comprends ? Et alors plus besoin de te mettre en colère.
Il s’est mis à sauter. Il sautait en avançant et l’eau me montait un peu plus haut à chaque fois mais ça allait puisque je savais bien qu’il oserait pas me lâcher. Et l’eau m’arrivait au menton.
Alors Rudyard m’a serré encore plus fort.
— Eh, tu me serres trop, j’ai dit. Tu me fais mal.
Alors il m’a un peu lâché. Il continuait de sauter sur le fond de la piscine. L’espèce de bouée était dans l’eau et je sentais qu’elle me retenait.
— Lâche-moi un peu plus, j’ai dit.
— Tu crois ? Je ne sais pas, m’a dit Rudyard.
— Mais si, ça va. Lâche, j’ai dit.
Il se tenait encore à mes bras et à mes mains et il avait gardé un bras passé autour de moi.
— Donne des coups avec tes pieds, il m’a dit.
Je l’ai fait et je m’ai rapproché de lui. Puis j’ai arrêté et j’ai reculé, il me tenait le bras. Alors j’ai redonné des coups de pied et je suis allé vers lui de nouveau. Tout seul.
Rudyard s’est mis à rire.
— Tu nages, il m’a dit. Tu veux que j’aye l’air idiot ?
Mais moi je donnais des coups avec mes pieds et lui m’a lâché encore un peu plus. Y me tenait plus que le poignet.
— Tape avec tes mains, comme ça, qu’il m’a dit, comme ça !
Et je l’ai fait et je m’ai approché de lui encore plus vite.
— Repousse-moi encore ! je lui ai demandé.
Il l’a fait, et j’ai donné des coups de pied et tapé comme ça avec mes mains et je suis allé jusqu’à lui, vraiment vite.
Et puis un ballon m’est tombé sur la tête et ma tête est allée sous l’eau et je pouvais plus respirer et tout était devenu noir. J’ai essayé de respirer et j’ai pu ! Pasque Rudyard tout de suite tout de suite y m’avait complètement sorti de l’eau et perché sur son épaule, et il me tenait là, tout en haut, pour que je puisse respirer.
Il était hors de lui. Il disait des gros mots au petit qui m’avait lancé le ballon. Et puis il m’a serré contre sa poitrine et y m’a dit :
— Allez, on sort, maintenant.
— Non, j’ai dit.
— Non ?
— J’y arrive, Rudyard. Je nageais, mon vieux ! Je sais nager, tu te rends compte, mon vieux ? Je sais nager !
Et alors y m’a regardé droit dans la figure, ma figure était juste en face de la sienne, et il m’a souri comme ça avec toute sa figure.
— C’est vrai, mon vieux, il m’a dit.
Et il m’a remis dans l’eau. Et il a marché à côté de moi tout le temps, tout le long de la piscine, avec une main sous moi presque à me toucher, et il a pas laissé personne s’approcher de moi ou me faire du mal ou me faire peur tout le long de la piscine. J’ai agrippé le rebord et je m’ai retourné. Rudyard était loin derrière moi. Il m’a fait le Grand Salut. Alors je lui ai crié « C’est le Grand Salut ! » et je l’ai fait aussi. Pasque je l’avais bien eu mon vieux. J’avais nagé tout seul. Je savais nager, bon sang.
Quand je suis revenu de la piscine, j’ai trouvé quelque chose dans ma poche. C’était les papiers que j’avais ramassés par terre dans le bureau du Dr Nevele.
12/17
Le patient continue de refuser toute communication et toute coopération. Je suis bien contraint d’estimer que les interventions constantes et intempestives de Rudyard Walton sont pour quelque chose dans le peu de progrès de ce traitement. Bien que le conseil de discipline lui ait enjoint, cette semaine, de « déférer aux désirs du psychiatre officiellement responsable du patient, quel que soit son jugement personnel », il a trouvé de bonnes raisons de voir le patient plus encore que par le passé.
Aujourd’hui, j’ai reçu de lui une note que je crois devoir joindre au dossier pour information.
Dr Nevele,
Je vous adresse ce petit mot dans un but sincèrement « diplomatique » qui, vous avez pu le constater, n’entre pas vraiment dans le cadre de mon modus operandi habituel. Mais c’est un effort, parmi d’autres que vous n’avez pas été sans remarquer, que je suis prêt à consentir tant la situation me tient à cœur.
Voici ce que j’ai à dire : Sheriff, vous vous fourrez le doigt dans l’œil.
Le jeune Gilbert Rembrandt, encore que probablement coupable de quelque crime (terme que je continuerai d’utiliser par amour de la poésie) auquel a été mêlée une jeune fille, n’est certainement pas un criminel. Je demande un autre jury. Et plus précisément : moi-même.
Cet enfant ne menace guère plus la société que la petite marchande d’allumettes. Les psychoses que vous semblez très enclin à dénicher dans sa jeune psyché ne sont rien d’autres que des poteaux indicateurs qui montrent très clairement une direction et une seule, celle d’une ville où vous ne vous êtes apparemment jamais rendu : Egocité, la ville du Moi.
Gilbert s’est fait avoir et il est hors de lui. Vous le seriez à sa place, non ? Il ne le sait pas par l’esprit (les arbres lui cachent la forêt) mais il le sait dans ses tripes (très littéralement parfois), et c’est en partie parce qu’il sait qu’il s’est fait avoir qu’il s’est laissé pousser jusqu’à l’incident concernant la petite Jessica Renton. C’est aussi pour cela qu’il pique des crises ou observe un silence qui vous déplaît ici, où il n’a rien à faire, il le sait fort bien.
Figurez-vous que c’est un être humain habillé en enfant Il possède les organes et les sentiments de son espèce mais n’en a aucun des droits. Et il n’est pas le seul. Notre pays baigne encore dans l’idée malsaine qu’on n’est pas une personne à part entière avant d’être en âge de voter et de boire de l’alcool. C’est entièrement faux.
Avec tout le respect que je vous dois, docteur, vous n’y avez rien compris, et comme vous n’y avez rien compris, vous n’êtes pas en mesure de l’aider à comprendre. Vous ne pouvez rien pour lui. Laissez-le rentrer chez lui. Il n’est pas fou, il n’est même pas bizarre. Nous avons trouvé l’ennemi, c’est nous.
Bien à vous,
Rudyard Walton.
J’estime quant à moi que M. Walton souffre malheureusement du même genre de trouble de la personnalité que Gilbert Rembrandt à cette différence près que le plus âgé des deux dispose du langage et de sa maîtrise comme moyen de défense. Et d’ailleurs, il n’est pas jusqu’à ses méthodes thérapeutiques qui ne relèvent plus de l’astuce que d’une connaissance réelle (ce me semble). Ses imitations remarquables de ses patients autistiques, qui sont censées lui permettre d’établir des relations empathiques avec les patients, me semblent en réalité plus vaudevillesques et théâtrales que vraiment thérapeutiques. Et je demeure convaincu que les succès qu’il obtient en apparence avec les patients du pavillon Sud-Ouest se révéleront éminemment provisoires.
N’en déplaise à M. Walton, le cas de Gilbert Rembrandt sera traité par moi et par moi seul. J’examinerai seul sa conduite et déterminerai seul les mesures à prendre pour lutter contre des écarts qu’il n’est pas question un instant de tolérer. J’ai cette fois-ci décidé de porter officiellement plainte contre Walton auprès des autorités administratives compétentes de notre établissement. Walton sera entendu la semaine prochaine par notre conseil d’administration. En bonne justice, je pense qu’il sera écarté une fois pour toutes du personnel de la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes.
Depuis une semaine, des lettres de la fillette en question, Jessica Renton, sont arrivées à la Résidence pour le petit Gilbert. J’ai appelé sa mère au téléphone et verrai bientôt cette dame pour examiner la question avec elle. Je lui ai déjà dit par téléphone que j’estimais cet enfant (Gilbert) sérieusement perturbé et que, dans l’attente des résultats d’examens purement médicaux destinés à déterminer s’il est neuro-pathologiquement susceptible de quelque traitement chimique, j’estimais que la correspondance ne devait pas être remise au jeune Gilbert tant que je ne le jugerais pas capable de bénéficier de ce genre de stimulation. J’estime même qu’il ne faut pas l’informer de l’existence de ces lettres. J’ai jugé particulièrement intéressant ce qu’écrit la petite à propos des cauchemars que lui aurait donnés l’incident vécu avec le patient. Il n’est pas possible, vu son état actuel, d’exposer ce dernier à des révélations aussi pénibles pour sa sensibilité.
J’ai recopié tout ça sur le mur. Oh, pour copier, je sais copier, mon vieux. Mais j’y comprends rien. C’est des trop grands mots.